99 minimes

Éditions L'Age d'Homme, 1997,
ISBN 2-8251-1050-7
[épuisé]


Quatrième de couverture

«Ils s'aiment tant que chacun doit participer à leur nouveau bonheur. Ils ont tant besoin de leurs caresses hygiéniques que chacun, quel qu'il soit, est convié à leurs ébats hygiéniques. Ils ont tant de plaisir à joindre leurs bouches que le prétexte est omniprésent. Ils tiennent tant à rire des mêmes phrases qu'ils inventent d'inutiles jeux. Ils tiennent tant à leur plénitude que chaque instant de solitude devient éternité. Ils s'aiment tant qu'ils n'ont même pas eu le temps de se dévisager.»


Couverture: Jean-François Comment, «Sur un poème rouge», 1986


Couverture de "99 minimes", Editions L'Age d'Homme, 1997

Presse

"
Le jury a été séduit par l'originalité, la force et la maîtrise de son texte. Il pense y avoir vu un véritable écrivain, avec un ton propre."
Jury du Prix de la Sorge 1997 (Anne-Lise Grobéty, Daniel Maggetti, Philippe Jacottet, Juan Martinez), à propos du "Prix d'un autre genre" attribué à vingt-cinq textes tirés des "99 minimes"


"Ni aphorismes, ni haïkus, ni maximes, [c]es minimes font la nique à la facilité et à l'habitude. [Thomas Sandoz] prend le scalpel pour décortiquer la terreur du quotidien. Il attend avec impatience les jours en couleurs. L'indifférence le dévalue. Absurde, cruel et intrigant" 
Isabelle Falconnier, L'Hebdo


"
Concision et cohérence du "regard sceptique" : maîtres mots de Thomas Sandoz, que les titres mêmes de ses livres évoquent (...)"
Sandrine Cohen, L'Auditoire, janvier 1998

"Dire la solitude, raconter l'ennui au quotidien, mettre à nu la violence ordinaire, voilà ce que sont ces petites séquences à l'écriture sans détour. Denses et précis, ces brefs récits sont autant de tableaux sans gouache, de photographiques sans pellicule. Il y a là le souci du détail, la volonté de traquer le banal pour le grossier, de montrer comment l'insignifiant et le tragique forment un couple équivoque tout comme le bonheur et le désir. Certes, les minimes engagent une vision du monde singulière où violence et lucidité croisent le fer. Mains qu'on ne s'y trompe pas: ces nonante-neuf fragments rappellent aussi qu'au-delà du choc des images se cache en chaque situation une bribe d'espoir qu'il s'agit de ne pas négliger. Voilà pourquoi les coups de poing, même par mots interposés, peuvent être salutaires." 
Claude Frochaux



Extraits

D'innombrables grues freinent le vol des mouettes, obstruent l'horizon. Certaines, perlées de rouille, imposent leurs volumes aux autres bâtiments, toisent les navires opérant mollement dans le port. Il règne ici une ambiance de constant départ, sans les tissus agités et les alcools des aéroports, sans les promesses de gares, sans le lilas blanc des chambres mortuaires. Tout ici est cambouis, emballages matelassés, sirènes bourdonnantes. Même les pavés s'ennuient. Et si les ouvriers scrutent si souvent les larges grilles de l'estuaire, une barrière vers le monde, nul doute qu'ils espèrent qu'une jeune femme viendra longer leur misère ordinaire et leur donner la chique d'espoir qu'ils mâchonneront jusqu'à la nuit. 

***

La main cherche. L'index tendu, légèrement recroquevillé, l'enfant hésite. Personne ne le regarde, il est seul quelques instants, une erreur sans doute. Il se retourne une dernière fois vers la porte, quelques voix murmurent dans une pièce contiguë. Il s'approche du lit, corrigeant sa démarche comme un équilibriste pris d'une pensée importune en milieu de traversée. La main s'est faite plus précise. Elle tend tous ses doigts maintenant, juste raidis. Encore deux pas. Les voix se sont tues. L'enfant retient son souffle, puis le laisse siffler entre ses dents irrégulières. Un pas. Et déjà il rencontre le bras glacé de la défunte, immobilisée par les coussins. Au loin une femme appelle. Qu'importe. Elle est trop envoûtante, cette peau que l'on peut tirer sans douleur, ces joues dans lesquelles on peut planter ses ongles sans qu'une tache rosée s'en vienne, ces yeux que l'on peut frotter sans qu'ils se ferment d'eux-mêmes. Ce corps que l'on peut dénuder sans opposition. 

***

Elle me saoula de vin et d'attention, de liqueurs et du jeu incessant de ses mains. Le repas s'étira, non par la succession des plats, mais par l'affolant désir de tout se raconter, se remémorer, trafiquer, reteindre, désimaginer. Puis nous fîmes l'amour au passé, par la répétition des gestes inscrits dans les photos étalées sur le sofa. On retrouve les marques, les plissures, les toisons, les murmures spontanés. L'immeuble peu à peu s'endort, quelques téléviseurs crissent encore. Enlacés, nous pleurons l'erreur. Enlaidis nous nous désoeuvrerons dès demain, chacun pour soi, avec l'impuissance pour seul lieu de partage. Il faut s'endormir maintenant, il le faut. Le matin vint trop tard. L'heure passe, et nous nous retrouvâmes, seuls et inutiles, dans la cuisine bleutée de catelles. Nous y sommes toujours enfermés, au prix de l'autre et de son indifférence.