Préface
in extenso
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DEUX SIÈCLES DE CONTROVERSES
Depuis deux cents ans, l'homéopathie
est perçue en Europe occidentale comme une "médecine"
à part entière. Ses qualifications contemporaines de "complémentaire",
de "douce", d'"alternative" ou encore, plus négativement,
de médecine "placebothérapeutique" ou
"charlatanesque", ne sont pas sans fortifier cette
proximité avec l'art médical de guérir. Or il se pourrait que
l'affiliation actuelle de l'homéopathie à la biomédecine résulte
d'une méprise quant à la spécificité de l'homéopathie. Cette
méprise tiendrait d'abord au fait que, depuis sa fondation, la
"thérapeutique des hautes dilutions" conçue à la fin
du XVIIIe siècle par l'érudit allemand Christian Friedrich
Samuel Hahnemann n'a cessé d'être l'objet de différends entre
représentants de l'Académie et praticiens non orthodoxes,
enfermant la controverse dans le cadre médical.
La position de l'homéopathie sur l'échiquier des activités
humaines n'est certes pas transparente et, de tout temps, les
passions se sont déchaînées autour de la doctrine thérapeutique
de Hahnemann. On peut dès lors difficilement suivre la rassurante
publicité des Laboratoires Boiron, industrie pharmaceutique
dominant actuellement le commerce des remèdes homéopathiques,
lorsqu'elle soutient que "De nombreux débats polémiques ont
eu lieu depuis deux siècles et quelquefois encore aujourd'hui. Et
pourtant ces querelles sont dépassées."[1]
Au contraire : l'opposition à la médecine orthodoxe est le
fondement même de l'homéopathie. L'ensemble des discours,
livres, conférences et autres présentations de l'homéopathie
servent d'ailleurs clairement une stratégie visant à situer la
thérapeutique des hautes dilutions par rapport au groupe des
disciplines médicales.
Pour reprendre les termes de l'historien Olivier Faure,
"(...) l'homéopathie est un révélateur profond et un
observatoire privilégié des mutations considérables que
connaissent les attitudes et les comportements sanitaires dans les
deux derniers siècles." [2]
Fort de cette remarque, il s'agit alors d'opérer une analyse
critique des "prétentions" de l'homéopathie en étudiant
les thèmes récurrents formant le noyau de la doctrine. Quel est
en effet le visage de l'homéopathie contemporaine et comment
comprendre sa forte présence sur le marché des soins? Pour le
savoir, il convient de comprendre l'originalité historique et thérapeutique
de la doctrine homéopathique en questionnant les quatre thèmes
principaux qui organisent son discours et sa pratique : l'indépendance
supposée de la thérapeutique par rapport à la médecine
orthodoxe, la singularité du remède homéopathique, la spécificité
de la rencontre thérapeutique et l'efficacité de l'homéopathie
habituellement exprimée par la locution "ça marche".
Si l'habitude veut que toute discussion autour de l'homéopathie
se concentre sur la question de son efficacité, la problématique
doit être d'emblée élargie en formulant d'autres questions
sous-jacentes : quels sont les moyens d'action de l'homéopathie
contre la maladie? Pourquoi se dit-elle plus respectueuse de
l'organisme que d'autres thérapeutiques? Qu'est-ce qu'une
pharmacologie sans effets secondaires? L'épreuve du doute oblige
à cheminer plus longuement encore : quand doit-on admettre qu'une
croyance est juste ou justifiée? Et surtout, qu'est-ce qu'une médecine?
Différentes disciplines sont réunies ci-après dans l'objectif
de dresser un tableau comparatif des ambitions de l'homéopathie
hahnemannienne, de l'homéopathie contemporaine et de la biomédecine.
Dans un premier temps, les références médicales sont omniprésentes.
Sans espoir d'exhaustivité, il est fait appel notamment à
l'histoire de la médecine (où et dans quel contexte scientifique
et médical l'homéopathie naît-elle?), à la sociologie médicale
(à quelles préoccupations sociales l'homéopathie, comme thérapeutique
non orthodoxe, correspond-elle?), à la psychologie générale et
la psychologie médicale (comment le plus grand nombre fait-il
face aux tumultes de la santé?), à l'éthologie humaine et
l'anthropologie médicale (en quoi les outils utilisés pour
contrer la maladie sont-ils partagés par les membres d'une même
communauté?).
Dans un second temps, en vue de souligner la spécificité de
l'homéopathie contemporaine, différentes disciplines non médicales
des sciences sociales sont convoquées. Plus précisément, la
question proprement médicale est effacée au profit d'une réflexion
sur ce que signifie, du point de vue notamment pratique, social et
psychologique, se soigner à l'homéopathie. Autant que faire se
peut, un regard distant est posé sur les pratiques et les
discours en admettant comme a priori que les partisans de la thérapeutique
des hautes dilutions "font" bien plus qu'ils ne le
supposent ou le disent.
La présente étude, en bref, veut montrer que l'homéopathie
contemporaine ne relève pas de la médecine conventionnelle
(symbolisée par la pratique des généralistes), encore moins de
la biomédecine (symbolisée par la médecine hospitalière), mais
de ces actions thérapeutiques que l'anthropologie médicale et
l'ethnopsychiatrie se plaisent à décrire[3].
Bien qu'associée intimement aux troubles du bien-être ou de la
santé, il est soutenu ici que l'homéopathie, comme la plupart
des pratiques non orthodoxes , n'est pas à proprement parler une
médecine, mais un procédé de réassurance découlant d'un
ensemble d'attitudes médicales et sociales, lui-même soutenu par
diverses idéologies postindustrielles - entre autres
l'orientalisme, l'antitechnocratisme, le consumérisme...
Assurer que l'homéopathie contemporaine est un rituel profane de
conjuration n'est pas sans conséquences favorables. Ce recadrage
permet de raconter l'évolution historique conduisant de la
doctrine vitaliste de Hahnemann à une théorie savante profondément
marquée par les mouvements écologico-spirituels des trente dernières
années. Mais la voie sceptique permet surtout d'éviter le
conflit bicentenaire puisqu'il devient possible de rapporter les réussites
singulières de l'homéopathie sans devoir flirter avec les
notions de preuves propres à la biomédecine.
Notes:
[1] Laboratoires Boiron, Homéopathie - parce que la santé est en
nous, publicité, [sans lieu], [sans date]
[2] Faure O., Conclusion : histoire de l'homéopathie et histoire
de la santé, in Faure O. (dir.), Praticiens, Patients et
Militants de l'Homéopathie (1800-1940), Lyon, Presses
universitaires de Lyon / Éditions Boiron, 1992, p. 231
[3] par exemple Nathan T., Médecins et sorciers. Manifeste pour
une psychopathologie scientifique, Le Plessis-Robinson,
Synthélabo, 1995
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